«Pourquoi l'alcool est-il une cause majeure de cancers ?»
La réponse de Roger Nordmann, biologiste, spécialiste en santé publique et membre de l'Académie nationale de médecine.
Si nous sommes tous conscients du rôle du tabagisme à l'origine de cancers, l'association entre consommation excessive d'alcool et cancers est souvent méconnue. Pourtant, environ 150 000 cas de cancers sont directement attribuables à l'alcool en Europe.
En France, près de 10% des décès par cancers sont liés au mésusage d'alcool chez les hommes et 3% chez les femmes. L'alcool est ainsi la deuxième cause évitable de cancers après le tabac. L'association entre consommation de boissons alcooliques et cancers est particulièrement évidente pour les cancers des voies aéro-digestives supérieures, les cancers colorectaux, ainsi que ceux du foie et du sein, mais, si les mécanismes en cause diffèrent d'un cancer à l'autre, on sait que, quel que soit le cancer, ce n'est pas la variété de boissons alcooliques qui est en cause, mais toujours la quantité d'alcool consommée.
La flore bactérienne complice de l'alcool
Les bactéries et les levures présentes dans la cavité buccale et la partie terminale de l'intestin disposent d'enzymes catalysant la transformation de l'alcool en acétaldéhyde. Ce n'est pas l'alcool lui-même mais l'accumulation d'acétaldéhyde qui est toxique. La concentration en acétaldéhyde dans la salive peut devenir de 10 à 100 fois plus élevée que dans le sang, favorisant la survenue d'un cancer. Cette concentration est d'autant plus forte que l'on est à la fois fumeur et consommateur de boissons alcooliques, d'où un effet synergique de l'alcool et du tabac dans les cancers des voies aéro-digestives supérieures (bouche, larynx, pharynx, œsophage). Une hygiène buccale déficiente favorise également la présence dans la bouche de la flore responsable de l'accumulation locale d'acétaldéhyde à partir de l'alcool. L'oxydation de l'alcool par la flore intestinale avec accumulation locale d'acétaldéhyde explique aussi la majoration importante du risque de cancer colorectal chez les consommateurs réguliers de boissons alcooliques.
Les radicaux libres, arme secrète de l'alcool
Après son absorption intestinale, l'alcool est oxydé au niveau du foie et éliminé. C'est l'autoroute qu'empruntent les boissons alcoolisées avec l'effet énergétique que l'on sait… jusqu'au moment où, saturée, elle renvoie le surcroît d'alcool vers des «bretelles» de délestage, où sévissent des radicaux libres, espèces réactives susceptibles de provoquer cassures et atteintes des systèmes de réparation de l'ADN, de même que des perturbations de la régulation des gènes protecteurs, avec prolifération anarchique des cellules. Le stress oxydant lié à l'hyperproduction de radicaux libres lors du métabolisme de l'alcool par cette voie est ainsi une cause majeure de cancer hépatique. Par le même phénomène, l'alcool potentialise l'effet cancérogène des substances toxiques qui peuvent être contenues dans les aliments ou les médicaments. Le mésusage d'alcool agit aussi sur l'équilibre hormonal avec un rôle favorisant le cancer du sein.
Consommer avec modération : un slogan dangereux…
Le risque de cancer augmente en fonction de la quantité d'alcool consommée. Mais les repères ne sont qu'indicatifs, puisque chacun a une réactivité et une susceptibilité différentes à l'alcool. Les campagnes de prévention explicitant les repères de «consommation à moindre risque» n'insistent pas assez sur le risque de cancer, largement méconnu pour les boissons alcooliques. Ces campagnes doivent inciter les consommateurs à réduire leur consommation, mais il est important de signaler qu'un risque potentiel de promotion d'un cancer existe même pour des consommations inférieures à ces repères. Pour information, il est recommandé -sur la base d'une unité d'alcool=10 g- pour un homme de ne pas dépasser 21 unités d'alcool par semaine et 14 pour une femme. En consommation ponctuelle, pas plus de 4 unités d'alcool et s'abstenir de toute consommation un jour par semaine. Rappelons enfin qu'il est fortement conseillé de ne pas consommer du tout d'alcool pendant la grossesse.